Quelle est votre trajectoire personnelle ?
Ma vie professionnelle a commencé à la Banque d’Angleterre. Il y a quatorze ans, j’ai changé pour l’Eglise d’Angleterre. Depuis un quart de siècle, j’ai travaillé dans des Eglises paroissiales parfois comme assistant et finalement comme vicaire ou pasteur. Depuis les années 1980, j’ai développé un intérêt pour ce que l’on appelait à l’époque l’implantation d’Eglises, qui a été nommé « Fresh expressions of Church » (FXoC) par la suite. Et je m’y suis intéressé presque comme un hobby. Au milieu des années 1990, la « Church Army » a lancé une unité de recherche. Comme ils cherchaient un responsable, j’ai décroché cet emploi. Depuis 1997, nous étudions cette discipline par le biais d’exemples localisés mais aussi en essayant de comprendre les réalités plus larges.
En quoi consiste ce groupe « Church Army » ?
La « Church Army » a été fondée à la fin du XIXe siècle par Wilson Carlile. Cet homme a pris conscience que l’Eglise d’Angleterre était en contact bien plus étroit avec les classes aisées qu’avec les nécessiteux et les pauvres. Il était situé à Londres et a commencé à travailler avec des personnes pauvres, des sans-emplois. Ses préoccupations étaient doubles : d’une part de partager le message de Jésus-Christ, mais aussi d’aider ces personnes à améliorer leurs vies sur le plan social et économique. La Church Army travaille depuis 130 ans avec des groupes très éloignés de l’Eglise. Aujourd’hui ce ne sont pas que des pauvres, mais aussi des personnes bien intégrées. De nombreuses personnes n’ont aucune expérience de l’Eglise vivante et ne connaissent rien de l’essence du message de Jésus.
Quelles sont les relations entre la « Church Army » et l’Eglise anglicane d’Angleterre ?
Nous pensons que nous faisons partie de l’Eglise d’Angleterre, mais une partie du génie de cette église est qu’elle ne cherche pas à contrôler tout ce qui lui appartient. Donc, même comme membres de cette Eglise, nous dirigeons notre affaire de manière autonome. Nous formons nos collaborateurs dont la plupart travaillent avec et pour l’Eglise d’Angleterre. D’une certaine manière nous sommes comme un ordre religieux missionnaire ou monastique qui a sa propre vie, mais appartient à un corps plus large.
En quoi consiste votre travail et pour qui travaillez-vous ?
Je suis donc employé de la Church Army, mais les bénéficiaires de mon travail sont l’Eglise d’Angleterre et d’autres dénominations. Si je regarde les quinze dernières années, nous avons principalement fait deux choses : nous avons collecté un grand nombre d’histoires de ces initiatives particulières. Elles stimulent l’imagination des gens et montrent les possibilités réelles de ce que l’on peut faire. Plus récemment, depuis 2011 c’est devenu l’essentiel de notre travail, nous avons pris conscience que nous avons besoin de statistiques plus complètes sur ce phénomène appelé « Fresh expressions of church » (FXoC). Les personnes avec un esprit ouvert étaient disposées à tester de nouvelles formes d’Eglises, mais personne ne savait si elles fonctionnaient et si elles duraient. Et nous nous sommes intéressés à ces deux questions.
Peut-on situer quelques éléments de l’histoire de ces FXoC ?
Je dirais que leur histoire remonte au moins aux années 1970. L’Eglise d’Angleterre a décidé de fonder de nouvelles Eglises dans les régions où les habitants étaient trop éloignés des communautés existantes. Durant les années 1980, 1990, les gens ont pris conscience qu’il est aussi important de créer de nouvelles Eglises pour des personnes éloignées sur le plan culturel et non pas seulement géographique. Des groupes ont donc démarré et l’Eglise d’Angleterre a dit : « nous devons étudier la chose ». Le document le plus fameux a été publié en 2004. C’est un rapport national intitulé : « L’Eglise orientée par la mission ». J’ai d’ailleurs contribué à rédiger ce document. Ce document a montré à l’Eglise ce qu’elle était en train de faire et a poussé l’Eglise à poursuivre plus intensément dans cette direction. Notre dernière recherche a montré qu’en matière de démarrage de nouvelles communautés, nous avons aujourd’hui quatre fois plus d’activité qu’il y a dix ans.
Y a-t-il eu une influence de la part du mouvement de croissance d’Eglise né dans les années 50 aux Etats-Unis ?
Historiquement, il y a une faible influence. Le mouvement de croissance d’Eglises américain est arrivé dans le grand public en 1975 en Angleterre. Il a aidé l’Eglise à considérer la croissance comme un phénomène normal auquel on peut réfléchir de manière intelligente. Cette influence n’a pas été très forte et aujourd’hui l’intérêt part plutôt d’Angleterre en direction des Etats-Unis. Cette semaine je rencontre des responsables de l’Eglise presbytérienne américaine qui s’intéressent à ce que nous découvrons dans les FXoC. Je crois que les FxoC vont au-delà de ce que le mouvement de croissance américain envisageait.
L’émergence des FxoC a-t-elle généré des tensions avec les paroisses traditionnelles ?
Je dirais que longtemps le niveau de conscience de la formation de ces nouveaux groupes a été très faible. Il y a eu des désaccords à propos de l’utilité de ces groupes, mais l’ancien évêque, Dr Rowan Wiliams, et l’actuel, Justin Welby, ont permis de maintenir ces tensions à un niveau acceptable. Nous utilisons l’expression d’« économie mixte », qui nous permet de valoriser l’ancien et le nouveau. Nous n’essayons pas d’uniformiser et nous aimerions que chacun puisse respecter et valoriser l’autre. Notre recherche a montré que l’arrivée des FXoC n’a, en règle générale, pas conduit à des tensions. Il ne serait pas correct de dresser un tableau angélique non plus. Au cours des dix dernières années, un certain nombre de livres critiques à l’égard du mouvement des FXoC a été publié. Dans une Eglise ouverte, nous n’avons pas peur du débat. Les points de vue des uns et des autres nous permettent de progresser.
Qui peut revendiquer le label « FXoC » et prendre le logo ? La chose doit-elle passer par une autorité de l’Eglise qui valide le groupe ?
L’Eglise d’Angleterre n’essaie pas de contrôler trop strictement tout ce qui émane d’elle. Nous apprenons à accueillir la créativité et le cadre est à comprendre dans un sens plutôt relationnel que légal ou managérial.
Y a-t-il des limites ?
L’évolution du mouvement nous montre que nous devons changer nos conceptions à propos des limites. Comme exemple, nous aurions, dans le passé posé des limites comme « il faut se réunir le dimanche », « le groupe doit être conduit par un ecclésiastique – à l’époque, seul un homme pouvait le faire » , « il faut reconstruire une structure paroissiale au niveau des responsabilités » , « il faut offrir ce type de services », etc. Nous prenons conscience qu’il se passe quelque chose de plus profond. Une FXoC a besoin d’un jour pour se rencontrer, d’une forme de célébration, d’une forme de gestion de la direction, mais cela n’a pas toujours besoin d’être identique à ce qui s’est toujours fait. Ainsi parlons-nous souvent de l’ADN de l’Eglise. Dans le sens qu’au plus prof de la réalité de l’Eglise, il y a des instincts, des principes importants, mais il en va comme pour l’ADN humain, deux personnes ne sont jamais identiques et certaines ne se ressemblent pas beaucoup. Nous apprenons que c’est aussi vrai au sein de l’Eglise.
Avez-vous constaté des excès de certains groupes qui allaient trop loin ?
Les exemples de ceci sont très rares. En fait votre question pourrait être retournée dans l’autre sens. Certaines FXoC pourraient d’elles-mêmes se désolidariser de l’Eglise d’Angleterre. Notre recherche des deux dernières années s’est étendue sur 500 exemples de FXoC. Seules deux d’entre elles ont quitté l’Eglise d’Angleterre. Aucune n’a été fermée d’autorité par l’Eglise d’Angleterre. Il ne faut pas surévaluer les risques de dérive. L’immense majorité est en très bons termes avec les paroisses desquelles elles sont issues et elles sont valorisées au sein de leurs diocèses.
Ces FXoC sont-elles perçues, par le grand public, comme étant rattachées à l’Eglise d’Angleterre ?
La plupart de la population anglaise sécularisée n’a pas même conscience de ce phénomène. Mais ces personnes ne savent pas grand-chose non plus au sujet de l’Eglise d’Angleterre elle-même. Ce qui est intéressant, à mon sens, c’est que les personnes qui ont commencé à fréquenter ces FXoC sans expérience religieuse préalable nous disent « oh ! C’est donc ça l’Eglise ! ». Lorsqu’il s’agit de parler de l’Evangile et de prêter attention aux plus faibles, ces personnes se rendent bien compte que c’est l’Eglise. Et les responsables leur permettent de prendre progressivement conscience que cette offre s’inscrit dans une réalité plus vaste appelée « l’Eglise d’Angleterre ».
Ces FXoC sont-elles destinées à regarnir les bancs des paroisses traditionnelles ?
Non. Ce n’est pas le cas. Dans la définition des FXoC l’objectif est d’être orienté sur des personnes qui ne fréquentent pas de paroisse. Ainsi ces nouveaux groupes deviennent leur Eglise. Le but n’est pas de ramener ces personnes aux paroisses classiques. Nous nous percevons comme une famille d’Eglises dans laquelle l’ancienne génération et la nouvelle génération vivent ensemble.
Certaines paroisses traditionnelles bénéficient-elles de l’émergence de nouvelles FXoC ?
Les bénéfices vont dans les deux sens. Au début, les paroisses traditionnelles peuvent fournir des ressources financières et humaines. Au moment où ces nouvelles formes progressent en nombre et en vigueur, elles peuvent enseigner certaines leçons aux paroisses.
L’Eglise d’Angleterre est traversée de plusieurs courants théologiques. Peut-on qualifier les FXoC comme étant plus fortement typées comme « évangéliques » ?
On parle de quatre courants au sein de l’Eglise d’Angleterre, les anglo-catholiques, les libéraux, les évangéliques et les charismatiques. Fréquemment, les membres se définissent comme appartenant à plusieurs courants. Notre recherche a montré que pour cette raison, il est assez difficile de répondre à votre question. Je dirais néanmoins que la tradition évangélique est associée plus étroitement aux FXoC, les charismatiques et les libéraux dans une moindre mesure. Dans certains diocèses, le courant central (libéraux) est même le mieux représenté. L’image est très diversifiée, il existe également des exemples au sein du courant anglo-catholique. Ce qui me semble déterminant, c’est que tous les courants théologiques peuvent envisager ces nouvelles formes s’ils le souhaitent.
Ces FXoC sont-elles essentiellement un phénomène urbain ?
Répondre à cette question était précisément l’un des buts de notre recherche. Nous avons donné aux sondés 11 catégories différentes pour définir l’environnement de leur Eglise. Du cœur des villes, aux banlieues riches ou pauvres, des villages-dortoirs ou des régions reculées. Des FXoC sont présentes dans tous les contextes. Les villes sont le mieux représentées avec 17% des réponses. Le spectre est très large, ce qui nous réjouit parce que notre réflexe anglican nous pousse à être en lien avec des personnes à travers tout le pays.
Ces FXoC sont-elles un phénomène de marque et de mode ?
Il est vrai que certaines FXoC ressemblent plutôt à des marques. Par exemple, ce que l’on appelle les « messy churches » (les églises en désordre). Une Eglise en désordre fonctionne sur un dispositif de valeurs qui l’identifie facilement. Un autre exemple serait celui des églises-café qui utilisent certains codes du monde du marketing. L’approche des marques concerne peut-être 2/5 des FXoC, je pense que cette accusation est partiellement correcte, mais on peut retourner la chose : l’Eglise d’Angleterre n’a-t-elle pas offert durant longtemps de la musique classique à des femmes de classe moyenne de manière très analogue ? Je pense que nous devons dépasser cette question pour apprendre à reconnaître qu’il y a une grande santé à reconnaître la variété des formes de communautés.
J’aimerais en savoir un peu plus sur les « messy churches »
Ce mouvement est né en 2004 à Portsmouth, sur la côte sud de l’Angleterre, avec Lucy Moore. Quelques valeurs sont présentes dans ces communautés. L’une d’entre elles est que l’Eglise doit s’adresser aux personnes de tout âge. Elle est donc orientée sur les familles, non seulement les enfants. La créativité est particulièrement soulignée, en particulier dans les formes de célébration. L’hospitalité est une autre valeur centrale, et la rencontre d’une « messy church » inclut en général un repas. D’autres éléments comme l’importance du culte et la centralité de Jésus Christ sont plus communs. Avec la présence de ces cinq éléments, on considère un groupe comme une « messy church », mais la forme des rencontres n’est pas normative.
Certaines critiques sur ces FXoC estiment que ces nouvelles formes porteraient ombrage aux formes plus anciennes.
Oui, il est vrai que le mot « fresh » peut faire penser que les autres formes sont à considérer comme l’opposé, c’est à dire « stagnantes » [stale]. A mon avis ce n’est pas le cas. D’ailleurs l’une des vingt formes de FXoC que nous avons identifiées consiste à réinventer les services religieux traditionnels. La question n’est pas de jouer l’ancien contre le nouveau, mais de poser la question : cela permet-il d’entrer en proximité avec les personnes auprès desquelles Dieu nous envoie. Parfois la réponse tout à fait traditionnelle est la bonne. Dans d’autres cas, cela ne servirait à rien et les questions à se poser devraient engendrer de la créativité. Il ne faut pas voir d’opposition.
Pourrait-on avoir quelques chiffres sur l’expansion de ces FXoC ?
Durant les deux dernières années, notre petite équipe a effectué une vaste recherche dans dix diocèses. Ceci représente un quart de l’Eglise d’Angleterre. A ce stade, nous ignorons si les trois autres quarts nous donneraient confirmation de ces chiffres. Nous avons néanmoins ciblé des diocèses représentatifs en terme de taille et de contexte. Nous y avons trouvé plus de 500 FXoC, ce qui pourrait nous indiquer qu’il en existe environ 2’000 en Angleterre. On peut considérer d’une communauté sur six est aujourd’hui une FXoC. Nous savons que les personnes qui fréquentent ces FXoC représentent 10% des fidèles. Nous savons encore que, dans une très large mesure, la croissance de ces groupes parvient à endiguer le déclin des diocèses. Une autre découverte très encourageante, c’est le fait que 40% des participants à ces FXoC est âgé de moins de 16 ans. Ce qui est deux fois plus que dans les paroisses traditionnelles. Ceci nous donne beaucoup d’espoir pour l’avenir.
Comment expliquez-vous ce succès ?
Un certain nombre de responsables religieux ont évolué dans un climat qui a reconnu qu’il « fallait faire quelque chose de différent ». De plus en plus de personnes ont été disposées à prendre des risques pour faire des expériences. Nous vivons dans une Eglise qui laisse une grande marge à la créativité et qui apprend en cours de route plutôt que d’avoir la certitude absolue avant de commencer quelque chose. Tous ces facteurs ont beaucoup aidé. Nous vivons aussi dans un climat spirituel dans lequel beaucoup de personnes se disent : « il y a des choses très importantes dans la vie qui ne sont pas d’ordre mercantile » . Les gens cherchent des réponses et du signifiant. Voici quelques éléments, mais il y en a sans doute bien d’autres.
Comment voyez-vous l’avenir ? Les FXoC vont-elles prendre le dessus à terme ?
Bien entendu, je n’en sais rien. Je pense à un diocèse, au milieu de ce pays, dans lequel l’évêque a déclaré publiquement : « en 2030, nous estimons que la moitié de nos Eglises devraient être des FXoC ». Il a commencé à préparer des responsables pour travailler dans cette direction. Cela pourra-t-il se généraliser, ce n’est pas certain. Nous avons des raisons de penser que l’Eglise traditionnelle va continuer à être utile à une partie de la population. Et je m’en réjouis. Et nous devons continuer à penser en termes d’économie mixte.
Propos recueillis par Jean-Christophe Emery, mai 2014.