Une expérience de fragilité assumée

Comment apprivoiser le changement et, peut-être, l’issue d’un projet dans lequel on a investi ses efforts et ses espoirs jusqu’à y engager sa vie de famille ? La réponse ne s’improvise pas comme l’illustre l’aventure de Marie et Alexandre Sokolovitch.

En arrivant à la Ferme de La Chaux, sous la pluie, j’ai le sentiment d’une forme d’abandon. Bien sûr, en pleine campagne dans un lieu tenu par des Jesus freaks, je ne m’attendais pas au propre en ordre helvétique. Mais c’est autre chose qui me saisit, comme une tristesse imprégnant les murs, une certaine désillusion. Comme un décalage entre le prospectus, les reportages vidéo et la réalité. Quelque chose avait dû se passer qui avait blessé un élan.

La ferme de la Chaux à Bussière-sur-Ouche (F)
Depuis dix ans, l’éco-hameau chrétien situé à trente kilomètres de Dijon témoigne d’une expérience originale. Le pari est celui de vivre et partager une spiritualité communautaire et une insertion dans des réseaux alternatifs. Chaque année, l’endroit accueille près d’un millier de personnes dans une ambiance décontractée et libre, bienveillante et festive.

Dans l’échange chaleureux avec Alexandre Sokolovitch autour de la table généreuse, je comprends que la communauté a traversé une crise, des couples brisés, la maladie d’un des membres fondateurs, le départ du maraîcher chargé de la permaculture… Pourtant, les aléas de la vie, les deuils à vivre par rapport à l’intuition de départ et les remises en question n’ont pas eu raison du désir d’Alexandre d’être humble témoin. Par contre, assumer la fragilité actuelle l’autorise à penser la fin possible de l’aventure. Sans regret. Avec une immense reconnaissance pour tout ce qui a pu être vécu là.

Je suis touché par cette capacité à accueillir la fragilité, sans amertume et sans s’accrocher à l’intuition première, en acceptant l’impermanence, le provisoire, le caractère éphémère d’un projet. Et cela tout en restant ouvert à un renouveau éventuel.

À l’heure où « notre » Eglise s’interroge sur son avenir, cette humilité rejoint mes interrogations, parce qu’au fond, l’essentiel n’est pas que l’EERV demeure, mais que l’Heureuse Annonce continue d’être proclamée, quelle qu’en soit la forme.

Bernard Bolay, pasteur

 
Les impulsions du Labo Khi

Loin des sécurités institutionnelles, l’expérience de la ferme de la Chaux révèle l’intensité d’un élan de foi qui brille par-delà les changements. Il ne se cabre pas sur des acquis, ne cherche pas les succès faciles, et ne sombre pas dans les désillusions mortifères. Pourrait-on imaginer des projets fragiles, peut-être limités dans le temps, qui ont pour objectif de tâtonner vaillamment à la recherche de nouveaux interlocuteurs ? Des projets qui s’éloignent de nos zones de confort et répondent à des besoins contemporains.

La richesse de l’Eglise, c’est le peuple de Dieu

Lorsque les forces de travail diminuent et que les vocations sont en berne, l’évêque Albert Rouet se retrousse les manches et prend son bâton de pèlerin pour générer un nouveau dynamisme.

L’archevêque émérite de Poitiers a le regard pétillant, le verbe vif et l’humour coloré quand il rend compte de l’expérience qu’il a conduite dans son diocèse. En conférence à Clarens (VD), en ce mois d’octobre 2019, il ponctue d’anecdotes le récit de la mue profonde qui s’est opéré dans son diocèse en l’espace de quinze ans. Face à la diminution du nombre de prêtres et à l’impossibilité de répondre à l’attente souvent exprimée comme une équation incontournable : « un clocher, un curé », Albert Rouet dit clairement le deuil qu’il faut faire d’une époque révolue. Aujourd’hui la forme de l’Eglise catholique ne correspond plus à la situation de la société contemporaine.

À celles et ceux qui acceptent de faire ce deuil, il leur annonce comme une bonne nouvelle qu’ils auront des responsabilités à partager. C’est qu’il croit que l’Esprit Saint ne cesse de doter chaque baptisé.e de charismes au service de la communauté. C’est qu’il croit que la plus grande richesse de l’Eglise, ce n’est pas sa liturgie, sa science, ses églises et chapelles, ni même ses prêtres. C’est le peuple de Dieu. Les femmes et les hommes que Dieu rassemble en un corps.

Et l’archevêque émérite se désole de constater que 20 siècles de christianisme ont fabriqué un peuple d’impuissants. Trop souvent, à l’invitation à prendre des responsabilités, il entend : « Nous ne savons pas faire », « Nous n’y arriverons pas ».
Ce n’est pas cela qui l’a fait renoncer à son projet. Au contraire. Il a su voir dans la crise autant une chance de changement qu’une réponse de Dieu à la prière. Cette supplique, souvent faite depuis Vatican II, que l’Eglise devienne une Eglise pauvre, une Eglise de pauvres. Espiègle, l’homme d’Église se plaît à souligner qu’elle a été exaucée. Aussi affirme-t-il que la survie oblige à s’ouvrir aux ministères de chacune et de chacun, puisque là est la richesse de l’Eglise.

À n’en pas douter, je perçois pour « notre » Église encore bien confortablement installée quelque chose à entendre.

Bernard Bolay, pasteur.

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Albert Rouet a bien compris que les laïques, sont une richesse et un facteur essentiel pour le développement des communautés. Peut-être vaut-il la peine de commencer par identifier les activités qui peuvent fonctionner sans la présence d’un ou d’une ministre. Il s’agit ensuite de discerner les personnes qui pourraient en assumer la conduite et la responsabilité. L’expérience montre qu’en engageant des personnes nouvelles, cela amène une plus-value qui favorise le développement.

Après la fin du religieux

Ils sont légion, les sociologues et théologiens qui analysent le décrescendo du christianisme. Ils élaborent des thèses pour en déceler les mécanismes fins. Ils esquissent les contours précis d’une société qui a parqué le religieux en certains lieux. Parmi eux, l’historien et sociologue Marcel Gauchet a fait date, au milieu des années 1980, à la publication de son livre «le désenchantement du monde». De passage à l’Université de Genève à la fin du mois de septembre 2019, il a livré quelques éléments de sa lecture. En voici une appréciation critique.

D’emblée, Marcel Gauchet oriente son regard sur l’exception européenne et nord-américaine. Il y voit deux phénomènes concomitants et liés. La sortie du religieux et l’affaiblissement de la cellule familiale. Ces symptômes de l’individualisation radicale des sociétés s’inscrivent dans un processus plus vaste de globalisation décrit comme « occidentalisation culturelle et désoccidentalisation politique » de notre monde. L’historien et philosophe y voit là une explication de l’explosion des fondamentalismes religieux. Ils naissent en réaction à une domination de la culture occidentale qui balaie et déstructure les sociétés jadis marquées par le religieux et la famille.

De nombreux sociologues avaient décrit la sécularisation comme une disparition des éléments politiques du religieux. Le conférencier va plus loin. Il décrit le processus qui a conduit à la dissolution de l’idée même de sacralité (au sens de la capacité à se sacrifier). Désormais, l’économie est seule « garante de dynamisme collectif et d’une transformation future dont personne ne sait où elle va ». La religion qui était « la chose collective par excellence » devient « la chose individuelle par excellence ». Marcel Gauchet énumère alors quatre éléments dont la lente disparition témoigne de ce phénomène. Les institutions s’affaiblissent, les rites ne sont plus pratiqués ou compris, le langage symbolique s’évanouit et les communautés se délitent.

« Nous assistons à la dissolution du christianisme sociologique » ajoute le conférencier. Il ajoute : « la religion n’a pas disparu pour autant, elle est même appelée à revivre d’une autre façon ». Il décrit alors le glissement du religieux dans la sphère existentielle et intime. Le bricolage individuel, comme construction des croyances, induit pour lui l’émergence d’un nouveau continent dont il n’est possible de décrire que le périmètre. Marcel Gauchet termine son intervention en précisant que pour lui la condition humaine est d’ordre symbolique. Elle échappe aux seules réalités juridiques, politiques ou économiques. Et même si le langage des religions ne convient plus pour la décrire correctement, le domaine du spirituel est « tout ce que nos sociétés ignorent ou refoulent ». De ce point de vue, il se réjouit « des surprises de ce retour du refoulé ».

Ecouter la conférence (lien externe)

 
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Les multiples constats de la fin du religieux sont de nature à générer chez les croyants un sentiment de stress intense mêlé de culpabilité. Comment éviter de sombrer dans un fatalisme dépressif, un déni de réalité ou une spiritualisation excessive ou fondamentaliste ? L’enjeu est de rester lucide sur les chiffres tout en ouvrant des pistes nouvelles. Seul l’engagement et ses conséquences peuvent faire mentir les projections statistiques. L’essor du pentecôtisme en constitue une démonstration frappante. Peut-être s’agit-il précisément de profiter de la disparition de ce christianisme sociologique pour générer un vent de liberté et de créativité nouvelle, affranchi de tant de lourdeurs héritées, tout en restant fidèle à nos racines émancipatrices.

Un langage pour dire l’Évangile

A la « ferme de la Chaux », le langage n’est pas un obstacle entre les chrétiens qui y vivent leur foi et les visiteurs qui, souvent, ne savent rien du dictionnaire des sacristies.

À l’Éco-hameau de la ferme de La Chaux, les résidents ont fait le choix, en accord avec leurs convictions intimes, d’user du langage des milieux alternatifs. Et pas seulement sur le seul plan du vocabulaire. Des graffitis, une fresque murale, le symbole des anarchistes récupéré et détourné en Alpha et Oméga, une salle de concert et de forum meublées de bric et de broc, les abords de l’Éco-hameau en friche, tout me rappelle que celles et ceux qui vivent là ne s’inscrivent pas dans la société de consommation et désirent s’adresser aux personnes qui partagent avec eux une même sensibilité écologique, altermondialiste ou autogestionnaire.

C’est qu’ils ont fait le constat que les Églises, quelles qu’elles soient, sont devenues inaudibles et illisibles pour nombre de jeunes et de moins jeunes. En cause, leurs langages, leurs symboles, leurs cultures fermées sur elles-mêmes, aujourd’hui étrangères pour beaucoup.

Les résidents de La Chaux n’ont pas eu besoin d’apprendre le langage des milieux alternatifs puisque c’est le leur. Ils ont simplement osé l’utiliser pour dire leur foi. Pour eux, il n’y a pas d’incompatibilité entre la culture alternative et l’Évangile et c’est pour et dans cette culture qu’ils sont témoins.

Il est temps, pour « notre » Église, d’apprendre de nouvelles langues — ou de laisser en Église s’exprimer d’autres langages — si son désir demeure d’annoncer l’Heureuse Nouvelle à quiconque.

Bernard Bolay

 
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On ne peut pas beaucoup reprocher aux réformés le sérieux avec lequel ils mettent l’accent sur la prédication, la théologie et le choix de leurs textes liturgiques. On oublie souvent que la communication n’est pas qu’une question de fond, mais aussi une affaire de mise en forme. On oublie souvent aussi que la communication nécessite un intérêt soutenu pour les destinataires. Un message qui ne tient pas compte des codes de lecture du récepteur manque son but.

Les déficits en la matière contribuent souvent à donner une image qui ne rend pas justice à la qualité des contenus. Un dépliant, la décoration d’une salle de paroisse, le style littéraire d’une lettre de nouvelles, une célébration sont autant de cartes de visites distribuées au long de l’année. Le célèbre axiome « on ne peut pas ne pas communiquer » de Paul Watzlawick nous rattrape toujours.

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