Le Midwest ou Wall Street?

«Allez voir, ils font le plein un vendredi soir à New York. Ce n’est pas banal!» Intrigués par la recommandation de Gerald Liu, professeur de théologie à Princeton, nous mettons le cap sur le quartier de Wall Street. Une petite église charismatique se réunit dans le sous-sol d’un immeuble de Maden Lane, à deux pas de la bourse. Il s’agit de la Life Center Church NYC. Un verset, au-dessus de l’escalier qui conduit à la chapelle, accueille le visiteur: «Je connais les projets que j’ai formés sur vous, dit l’Éternel, projets de paix et non de malheur, afin de vous donner un avenir et de l’espérance» (Jérémie 29,11).

Vendredi, nous arrivons peu avant 20 heures pour la soirée de louange hebdomadaire. Au programme, deux heures ininterrompues de chant, lectures bibliques improvisées, prières et paroles d’exhortation «prophétiques». La salle compte une trentaine de personnes à notre arrivée. Pour la majorité, ce sont des jeunes dans la vingtaine avec un profil d’étudiants. Il y a aussi quelques familles avec des enfants en bas âge. Après une heure de célébration, on dénombre un peu plus de soixante participants. L’assemblée, très homogène, est composée de blancs, à l’exception de cinq personnes afro-américaines ou asiatiques.

À l’origine : réveiller l’Amérique chrétienne

Le site Internet de Life Center Church NYC raconte les débuts de cette Église. Cette initiative est une réponse à un rassemblement de jeûne, de louange et de prière qui se tient à New York en 2002. Ce rassemblement est impulsé par une organisation charismatique, The Call, dont le cheval de bataille est la décadence de la société américaine et le «réveil» spirituel de l’Amérique. Deux maux seraient à combattre par la prière et l’activisme: l’avortement et l’homosexualité. Le mouvement est étroitement lié à la Droite chrétienne. Son fondateur, Lou Engle, est l’initiateur de «Maisons de prières pour la justice» [Justice Houses of Prayer, ou JHOP]. Ces maisons sont des relais locaux de la mobilisation politico-morale.

Le rassemblement de The Call à New York avait constitué un réseau de personnes. Dès 2006, ce réseau se réunit deux fois par mois dans une petite salle de conférence, formant ainsi une «maison de prière pour la justice». Quelques années plus tard, la cellule newyorkaise prend le nom de «Life Center Church NYC» et s’établit dans le quartier financier. Elle vise à convertir les traders de Wall Street. Cet objectif est lié à une certaine théologie charismatique, dite de la «domination»: il s’agirait d’infiltrer différentes sphères de la société (le marché, le gouvernement, etc.) pour imposer l’idéal d’une nation chrétienne.

Traders ou étudiants?

Mais, comme en témoigne notre observation, il y a un écart entre le public visé (les financiers) et les participants réels (des étudiants). Pour comprendre ce décalage, il vaut la peine de décrire la spiritualité proposée.

Ces soirées de louange, tout comme les cultes, mettent l’accent sur une relation d’amour intense entre Dieu et le fidèle. Cela apparaît dans les chants, les «prophéties » et les manifestations corporelles des participants (danses spontanées, prostrations, «parler en langues»). L’amour se conjugue à une fascination pour la toute-puissance de Dieu – que les pasteurs n’hésitent pas à tirer du côté de l’emprise sur la société. Mais, pour les participants, l’essentiel n’est pas là: Dieu est à la fois le confident intime et le roi de l’univers.

En réalité, Life Center Church NYC ne propose rien de spécifiquement newyorkais, mis à part la focalisation sur Wall Street. Ce charismatisme se retrouve aussi bien à la Bethel Church de Redding en Californie qu’à l’International House of Prayer de Kansas City dans le Missouri.

Dès lors, qui adhère à cette spiritualité? Le profil des participants nous met sur la piste: il s’agit ici de jeunes qui ont grandi dans un milieu évangélique et qui ne sont pas originaires de New York. Arrivés de zones rurales où ce charismatisme à cours, ils ont gagné la grande métropole sur la côte est pour poursuivre leurs carrières. L’Église qu’ils ont trouvé à Wall Street leur permet de garder une piété familière, de se sentir sécurisés, dans une ville très compétitive.

Expansion ou repli?

Cette réflexion en appelle une autre. Ces jeunes ne représentent en réalité qu’une fraction de la jeunesse charismatique qui rejoint la ville. On pourrait alors s’attendre à ce que l’assemblée soit bien plus nombreuse, comme c’est le cas pour des cultes plus classiques qui rassemblent près de 300 étudiants de leur âge, par exemple à Redeemer Downtown, une Église presbytérienne de tendance conservatrice et liturgique. Dès lors, où sont les autres jeunes charismatiques montés à New York?

Cette question permet de revenir sur la recommandation du Professeur Liu, au moment où il nous invitait à visiter Life Center Church NYC. On peut s’interroger pour savoir si cette affluence du vendredi soir témoigne d’un phénomène qui marche, d’une croissance, ou d’un modèle en bout de course, un repli sur soi. Et si cette implantation ne répondait qu’à la nostalgie du Midwest perdu, et non aux réalités exigeantes auxquelles sont confrontés les traders de Wall Street?

Que retenir? Tout d’abord, l’écart entre le public visé et les gens qui viennent réellement doit être travaillé. Oui, la taille du groupe est un critère important lorsqu’on lance une nouvelle activité. Mais, plus décisif encore, il s’agit d’identifier si l’on est en train de reproduire une forme de communauté qui s’épuise ou si, au contraire, on inaugure des manières inédites de vivre ensemble l’Église.

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