Une liturgie pour entrer dans l’Histoire

14e rue, dimanche, 17 heures: ils sont plus de 400 jeunes adultes à célébrer dans le Centennial Memorial Temple de l’Armée du Salut. La plupart, des étudiants blancs ou asiatiques issus d’universités prestigieuses. C’est le second culte de la journée, celui du soir, dit «contemporain», que tient l’Église presbytérienne Redeemer de Dowtown. Sur l’estrade, un quartet country (violon, mandoline, guitare, basse) accompagne avec une virtuosité nonchalante deux chanteuses à la voix cristalline. Les hymnes traditionnels prennent une densité incroyable: de quoi faire sortir Johnny Cash de la tombe pour entonner le refrain.
Mais ce n’est pas un spectacle. L’assemblée donne elle aussi de la voix. Surtout, la musique est mise au service d’une liturgie tout ce qu’il y a de plus classique. Et ces jeunes s’y sentent à l’aise. Ils y participent avec une ferveur sensible, bien que contenue, presbytérienne. Et c’est là l’essentiel.

Une génération prête pour l’Église

Sam Wheatly

En tant qu’Européens, nous avons tendance à associer les célébrations liturgiques aux cultes pour le troisième âge. Nous posons la question à Sam Wheatly, coordinateur de la pastorale de Redeemer Downtown: comment expliquer le succès d’une telle formule auprès d’un public jeune, universitaire ou en début de carrière professionnelle?
La réponse du pasteur décape: «en regardant les ministères novateurs, nous avons constaté que les Baptistes du Sud avaient récemment abandonné les aumôneries sur les campus universitaires au profit de l’implantation d’Églises sur ces mêmes campus. D’après eux, la génération précédente de jeunes, qui avait grandi à l’Église, voulait une expérience religieuse plus cool; mais la génération actuelle, moins marquée par le christianisme, ne veut plus de cela. Pourquoi donner à ces jeunes une version dépouillée de l’Église? Donnons-leur directement l’Église. Les gens ont besoin d’enseignement, de liturgie, de s’engager en tant que membres de ce corps qu’est l’Église.»

Une liturgie, différentes déclinaisons

Vito Aiuto

Rien de très original dans les rubriques de cette liturgie. On y retrouve les cases habituelles: confession des péchés, échange de la paix, prières d’intercession, etc. Cette organisation du culte se retrouve dans la grande famille protestante classique, le mainstream, qu’il s’agisse des épiscopaliens, des luthériens ou des méthodistes.
Il y a cependant une inflexion presbytérienne à cette liturgie. Les textes choisis sont souvent puisés dans la tradition réformée (par exemple, un extrait du Catéchisme de Heidelberg placé en guise de confession de foi juste après la prédication). À ce fonds théologique, s’ajoute une manière de faire qui se retrouve partout, du milieu le plus huppé au contexte le plus populaire: le caractère classique de la liturgie n’empêche pas les ministres de célébrer avec décontraction. Rien de poussiéreux ou de poussif. On ressent au contraire une liberté permettant d’alterner répons, prières écrites et spontanées entre l’officiant et l’assemblée.
Cette forme standardisée se décline toutefois – et c’est là son génie – de multiples façons. Ces variations sont ajustées au contexte de la communauté. Elles peuvent être culturelles: la très cossue Fifth Avenue Presbyterian Church célèbre en grande pompe, avec orgue et chœur; la modeste Williamsburg Resurrection, à Brooklyn, propose une louange folk urbaine; alors que Redeemer Dowtown prend, pour son culte du soir, une tournure country. À noter que ces trois Églises, chacune avec des ressources financières très différentes, proposent des prestations musicales de qualité professionnelle.
Mais il y a aussi les différences théologiques: Redeemer (qui refuse le pastorat féminin) et Fifth Avenue (qui compte deux femmes dans son équipe pastorale) incarnent des pôles opposés, conservateur et libéral. Quant à Resurrection, elle occupe une position médiane entre les deux. Ces différences n’ont pas d’incidence sur le déroulement de la liturgie.

Le bulletin, une spiritualité à emporter

Un objet matérialise cette pratique de la liturgie. Il s’agit du bulletin, ce fascicule que vous tend la personne préposée à l’accueil au moment où vous pénétrez dans la chapelle. Ce livret contient le déroulement du culte: les parties, les chants, les prières écrites et les répons, les lectures bibliques. Toutes les Églises presbytériennes que nous avons visitées proposaient leur version réalisée spécialement pour le culte auquel nous assistions. Le pasteur Vito Aiuto (Resurrection) nous a confié qu’il passait une à deux heures par semaine à préparer ce livret pour le dimanche suivant.
Le bulletin est un objet à la fois communautaire et personnel. On vous le tend en arrivant, vous l’utilisez pendant la célébration et vous l’emportez en repartant. Vous avez ainsi loisir de revenir, tout au long de la semaine, sur les lectures bibliques, les chants ou les prières du dimanche précédent. Vous repartez avec du grain à moudre, libre de poursuivre, chez vous, la méditation.
Surtout, à la longue, l’usage du bulletin produit des fruits dans l’assemblée. Les catégories de la liturgie deviennent une seconde nature, une habitude constructive, une vertu. Ces catégories explorent le rapport à Dieu, au monde et à autrui, à soi. Le pasteur Jeff White (Redeemer Dowtown) nous partageait à quel point cette forme de célébration constitue une «discipline spirituelle»: elle ancre la spiritualité, pas seulement dans la tête et chez l’individu, mais dans le corps et la communauté.

Célébrer une histoire qui nous transcende

Jeff White

Notre étonnement tenait à la façon dont une liturgie si classique résonnait chez un public jeune et éduqué. En discutant avec les pasteurs Vito Aiuto ou Jeff White, nous avons été frappés par leur souci d’intégrer dans leurs liturgies des éléments provenant de la tradition réformée, mais aussi de longue histoire du christianisme, remontant jusqu’aux Pères de l’Église.
Rien d’original, cette liturgie n’est pas un espace où les ministres mettent en scène leur singularité. Le projet est à la fois plus modeste et plus ambitieux: ces pasteurs proposent à leurs paroissiens de célébrer, de façon intime et communautaire, l’histoire de l’Église, de s’en imprégner, afin d’en écrire aujourd’hui, dans leurs vies quotidiennes, de nouvelles pages. La célébration devient alors une façon, pour ces jeunes, de participer à une histoire qui les transcende.

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